Pour qui sonne la diane du matin ?

3 mars 2012 | Édito, NRH

Pour qui sonne la diane du matin ?

Edito de la Nouvelle Revue d’Histoire n°59, mars-avril 2012

Quelques lignes dans la presse m’apprennent que, le 27 octobre 2011, le colonel Robert Jambon, commandeur de la légion d’Honneur, s’est tiré une balle dans la tête à Dinan, devant le monument aux Morts d’Indochine. Il ne s’était jamais pardonné d’avoir été contraint d’abandonner en 1954 les populations Moï des Hauts-Plateaux qu’il avait engagées, sur ordre, à combattre du côté français. Aujourd’hui, le peuple Moï est menacé de disparaître dans une indifférence générale. Les médias ne sollicitent les sentiments de leurs lecteurs qu’à l’égard des « bons » et des « méchants » étiquetés comme tels par les puissances suzeraines de la zone occidentale. La mort volontaire du colonel Robert Jambon n’a donc fait l’objet que d’entrefilets dans le flux des informations.

En revanche, la remise solennelle de la Grand Croix de la légion d’Honneur au commandant Hélie Denoix de Saint-Marc, le 28 novembre 2011, aux Invalides, a bénéficié d’une large médiatisation. La personnalité très honorable du récipiendaire n’est pas en cause. Jadis condamné à dix ans de réclusion criminelle pour sa participation au putsch du 21 avril 1961 à Alger, il a toujours eu par la suite la conduite la plus digne sans jamais pour autant franchir la ligne rouge des convenances. Intervenant dans une période électorale, la décision dont il a profité fut naturellement dictée par des motifs qu’il est aisé d’interpréter.

Mes travaux du moment m’incitent à établir une comparaison avec le sort, le comportement et surtout les raisons de deux jeunes officiers de la marine militaire allemande, les lieutenant Kern et Fisher, quarante ans avant le putsch d’Alger, dans la période agitée ayant suivi la défaite du Reich après 1918. L’un et l’autre avaient alors participé aux actions des Corps-francs (Freikorps). Le 24 juin 1922, à Berlin, ils tuèrent Walther Rathenau, un personnage considérable. Contrairement à une fable souvent répandue, leur motif n’était pas l’antisémitisme. Ils supprimèrent Rathenau parce qu’il était selon eux « le seul homme capable de faire de l’Allemagne une copie des démocraties marchandes anglo-saxonne ». Et cela, ils ne le voulaient pas.

Par Ernst von Salomon, leur jeune camarade, condamné à cinq ans de prison pour complicité dans cet attentat, on sait ce qui animait les deux officiers,  et que résumait le lieutenant Kern : « Ce qui bouillonne en nous fermente ailleurs aussi. Le Reich s’étale, ouvert comme un champ labouré. Il est prêt à accueillir n’importe quelle semence. Mais le seul grain auquel nous permettrons de germer sera le fruit de nos rêves à nous. Si nous ne risquons pas tout maintenant, peut-être sera-t-il trop tard pour des siècles… Il nous appartient de faire le premier pas, d’ouvrir la première brèche. Nous devrons disparaître lorsque notre tâche sera accomplie. Nous ne sommes pas destinés à gouverner, mais à donner l’impulsion (1). » À lire attentivement ce bref et poétique discours, on perçoit tout ce qui sépare ces jeunes officiers de 1922 et leurs émules français de 1961 ou 1962. Ces derniers voulaient sauver leur honneur associé à un ancien monde qui s’effaçait, alors que les jeunes officiers des Freikorps voulaient, par des actes irrémédiables, faire germer le rêve d’un nouveau Reich. Mais ce qui valait pour le Reich pouvait valoir pour l’Europe (2).

Comme ils l’avaient prévu, les lieutenants Kern et Fischer furent tués peu après leur attentat. Le premier des deux se donna la mort à côté de son camarade qu’avait abattu la police. Qu’ils aient eu tort ou raison dans leurs espérances n’est pas la question. Ce qui les rend exemplaires, c’est qu’ils eurent le cran de récuser en totalité le monde contre lequel ils s’insurgeaient. Ils ne cherchaient pas à biaiser sur les principes. En eux, tous les sédiments de l’esprit bourgeois avaient été abolis. Telle la sonnerie de la diane, ils annonçaient l’aube d’une Europe secrète encore à venir.

 

Dominique Venner

 Notes

  1. Ernst von Salomon, Les Réprouvés, traduction français, Plon, 1931. Réédition Bartillat poche, 2007. J’évoque cet épisode dans un chapitre de mon livre L’Imprévu dans l’Histoire (Éditions Pierre-Guillaume de Roux).
  2. Au cours des vingt années suivantes, tous les survivants de l’attentat contre Rathenau furent parmi les opposants « de droite » à Hitler jusqu’au 20 juillet 1944.