Excellence ou décadence

24 août 2012 | Actualité, Réflexions

Excellence ou décadence

Réflexions d’un jour d’août à Paris.

Vendredi 3 août. J’étais à Paris pour la maquette du numéro à venir de La NRH (n° 62, avec un dossier décoiffant sur « Les droites radicales en Europe, 1900-1960 », en kiosques le 1er septembre). Je n’avais pas mis le nez dehors depuis plusieurs jours. En fin d’après-midi, je sortis un instant pour avaler un sandwich dans une brasserie. Face au comptoir (je ne m’accoude pas), j’entends derrière moi un brin de musique et des commentaires qui me firent me retourner. Moi qui suis brouillé avec la télévision depuis une bonne dizaine d’années, je découvre un grand écran plat et que vois-je, stupéfait ? La retransmission en direct d’une épreuve des Jeux Olympiques de Londres. Pas n’importe quelle épreuve. Une séquence de dressage équestre, ce qu’il y a de plus beau et de plus envoûtant dans l’art supérieur de l’équitation, fait d’extrême perfection. Entre dans l’arène, si je puis dire, en réalité la carrière de dressage, une jeune et mince cavalière, Jessica Michel, montée sur Riwera de Hus, une puissante jument bai. Dans sa tenue noire et blanche d’une stricte élégance, la cavalière est toute concentration. Après s’être sobrement présentée devant la tente du jury, elle enchaîne une série de figures rythmées. Sous l’apparence de la plus grande facilité, ce sont des figures incroyablement difficiles. Tout l’art du cavalier de dressage est d’enchaîner les mouvements en employant ses aides (mains, hanches, jambes) de façon invisible. Devant moi, la cavalière semble communiquer avec sa monture comme par télépathie, sans effort, enchaînant avec fluidité les différentes « allures ». Le grand art consiste à donner l’illusion d’une aisance gracieuse, alors que tout est le résultat d’années de travail intense en manège et de dispositions rares. J’observe, médusé, oubliant ce qui m’entoure. Voici le passage, un trot d’une grande lenteur dans lequel le cheval se projette avec force, souplesse et facilité apparente. Vient ensuite le pas espagnol, très spectaculaire et majestueux. Puis un départ au petit galop, suivi de l’épaule en dedans et de la croupe en dedans, figures dans lesquelles le cheval se déplace latéralement, toujours avec un naturel apparent, alors qu’il n’y a jamais rien de naturel dans ces allures. Viennent encore le piaffer, qui est un galop sur place, et la pirouette, où l’avant-main (les antérieurs) du cheval décrit un cercle autour de l’arrière-main. Toutes ces « allures » ont été conçues jadis pour un usage militaire, afin d’assurer au cavalier et sa monture une rapide et parfaite aisance de mouvements dans les circonstances imprévues d’une bataille.

J’imagine que le spectateur le moins informé ne peut qu’éprouver une sorte d’ivresse presque sacrée devant la beauté et l’harmonie de l’élégant centaure formé par le cavalier et le cheval. Quand il s’agit comme ici d’une jeune cavalière, émouvante dans sa féminité, en contraste avec la puissante animalité de la monture, l’effet plonge l’ancien cavalier que je suis dans une exaltation esthétique et sensuelle que je dirais religieuse. Dans cette reprise, la chorégraphie de la cavalière et du cheval était proche de la perfection. Mais j’eus droit à un surcroit de joyeuse ferveur quand, l’épreuve terminée, le jury ayant rangé ses crayons, les applaudissements éclatèrent dans les tribunes du public. Alors, on vit la jeune cavalière, si concentrée et sévère jusque-là, se détendre d’un coup avec un magnifique sourire. Lâchant les rênes, tout en maintenant des jambes sa monture, elle leva les mains comme une petite fille, à hauteur de ses épaules, agitant ses gants blancs avec un sourire primesautier.

Gagné par l’émotion, en cet instant rare, je me disais que, si les signes de décadence sont écrasants au sommet de nos sociétés, subsistent ailleurs, de façon invisible et ignorée, des trésors d’énergie, d’abnégation et de beauté. Voilà ce que je voulais confier à mes lecteurs et lectrices : mon enthousiasme durant un instant privilégié et les pensées qui l’ont accompagné.

Dominique Venner