Ce que nous devons à la Rome antique

4 avril 2012 | Réflexions

Ce que nous devons à la Rome antique

Que devons-nous à Rome et à la Grèce antique ? « Tout, bien sûr. Enfin presque… » Telle fut la réponse de Lucien Jerphagnon à la question que je lui avais posée dans le premier numéro de La Nouvelle Revue d’Histoire en 2002. Cette réponse fut suivie de beaucoup d’autres jusqu’à la disparition de ce grand historien, helléniste et latiniste, l’an passé.

Les autres savants qui nous ont livré leurs connaissances sur Rome l’ont toujours fait en séparant hermétiquement l’histoire (les hommes, les hauts faits, les batailles) et la philosophie (les chemins de la pensée). L’un des apports rares de Lucien Jerphagnon est d’entrelacer ces deux domaines arbitrairement séparés. D’où le regard total qu’il délivre sur l’histoire romaine. Il montre l’évolution des représentations d’une époque à une autre. Car tout changeait constamment dans ce vaste univers comme dans le nôtre.

De Romulus, fondateur mythique de la Ville en 753 avant notre ère, jusqu’à la déposition en 476 du dernier empereur d’Occident, l’évanescent Romulus Augustule, s’écoulent plus de mille deux cents ans. Plus d’un millénaire d’une histoire sans équivalent au monde, pas même en Egypte ancienne, ni en Perse, en Inde ou en Chine. C’est à la découverte de ce continent historique sans égal que nous convie avec un entrain irrésistible Lucien Jerphagnon.

Avant sa disparition (16 septembre 2011), il avait prévu de léguer à la postérité le gros et passionnant volume de la collection « Bouquins », qui vient de paraître et que l’on ne se lassera pas de relire. Sous le titre Les armes et les mots, ce volume réunit trois ouvrages en un : Histoire de la Rome antique ; Les Divins Césars : Idéologie et pouvoir dans la Rome impériale ; enfin, Histoire de la pensée : D’Homère à Jeanne d’Arc (autrement dit, de la Grèce antique au Moyen Age).

Dans une préface à ce volume, Jean d’Ormesson, ami de longue date de Lucien Jerphagnon, estime que s’il devait définir celui-ci en deux mots, il dirait « qu’il était amusant et profond ». C’est en effet bien résumer ce que fut Lucien Jerphagnon, universitaire à l’immense savoir, « toujours prêt à s’amuser et à amuser les autres ». Il apportait une rigueur extrême à ses travaux savants et à l’écriture de ses livres de haute vulgarisation, sans jamais se prendre au sérieux. Jerphagnon pensait que l’on écrit pour être compris et pas seulement des érudits. Sur les sujets les plus graves ou complexes, ses livres continuent de poser un regard qui n’était dupe de rien ni de personne. Une seule fois peut-être, l’émotion admirative l’emporte sur l’ironie souriante, quand il conclut les pages très denses qu’il consacre au jeune empereur Julien (360-363) auquel il refuse l’attribut d’ « apostat » (Le prince qui s’était trompé d’époque).

Qui furent vraiment les hommes rudes et entreprenants, fondateurs de Rome, puis contemporains des Scipion, d’Octave Auguste, Tibère, Trajan, Marc Aurèle ou plus tard Constantin et Julien ? Et que pensait-on à leur époque de ces grands personnages divinisés par nécessité politique ? Et que pensaient-ils eux-mêmes de Rome, de leur pouvoir et du monde dans lequel ils vivaient ? Dans les réponses à ces questions traitées comme par un contemporain lucide écrivant pour ses amis, et non un universitaire d’aujourd’hui, on discerne ce qu’il y a d’unique chez Lucien Jerphagnon, à la fois véritable historien, informé de tout, mais également connaisseur inégalé de la philosophie antique, puis de la curieuse religion instaurée non sans mal ni conflits cruels par les disciples et successeurs du divin Christos.

Simultanément, paraît aux éditions Albin Michel un ouvrage posthume de Lucien Jerphagnon, Connais-toi toi-même… et fais ce que tu aimes, ce qui a une autre allure et un autre sens que « fais ce qui te plais ». Il s’agit d’un florilège sur l’Antiquité grecque et romaine, « pour adoucir le cours du temps et réjouir ses amis ». On y retrouve les chroniques que le « vieux Jerph » avait données à La NRH, parmi un grand nombre d’autres textes et d’inédits, sources de connaissances et de réflexions inépuisables.

 

Dominique Venner

 Notes

  1. Lucien Jerphagnon, Les armes et les mots, Robert Laffont, Bouquins, 1216 p., 32 €. Du même auteur, Connais-toi toi-même… et fais ce que tu aimes, Editions Albin Michel,  380 p., 20 €.
  2. En illustration, une effigie du jeune empereur Julien qui régna de 360 à 363. Une figure pathétique superbement restituée par Lucien Jerphagnon dans le volume de la collection Bouquins (p. 632-653).