De la gauche au capitalisme absolu

19 mars 2013 | Réflexions

De la gauche au capitalisme absolu

Voici un livre très actuel qui mérite le détour. On va vite comprendre pourquoi.

Jadis, au temps de la Commune de Paris (1871), la gauche n’avait pas encore de nom. Et par surcroit, elle était terriblement divisée. Entre les anciens Communards et ceux qui les avait fait fusiller ou déporter, on se doute que l’entente n’allait pas de soi. Pourtant, les uns et les autres partageaient la même religion du Progrès issue des Lumières. Ils étaient tous des admirateurs de la Révolution française qui avait mis fin à la « féodalité », ce monstre exécré. Ils vouaient une même détestation au parti royaliste et au « parti prêtre » encore puissants. Ils entendaient bâtir un régime républicain, même s’ils divergeaient sur son interprétation. Surtout, ils se séparaient sur la question sociale. En simplifiant les choses à l’extrême, les uns se voulaient « socialistes » (mot inventé par Pierre Leroux en 1834) et les autres étaient libéraux. Ces derniers, bourgeois jacobins et radicaux, fermement attachés au capitalisme naissant et à l’individualisme des droits de l’homme, traitaient les autres de « partageux ».

Ces deux grandes branches opposées de la gauche française conclurent en 1899, au temps de l’affaire Dreyfus, un pacte de « défense républicaine » devant la crainte (illusoire) d’un coup de force de la « réaction ». Tel fut l’acte de naissance de la gauche française qui n’allait pas cesser par la suite de se diviser et pourtant de se retrouver au nom de la même « défense républicaine » sous les diverses républiques. Le parti communiste, créé en 1920, dans le sillage de la révolution bolchevique de Russie, ajouta sa partition discordante à ce concert. Au-delà de conflits internes souvent féroces, la gauche était cependant unie par le rejet de la droite, incarnation de l’ancien monde déchu mais toujours menaçant, dont le fascisme historique ne fut jamais qu’un avatar aux yeux de ceux qui ne cédèrent pas à son aimantation entre 1925 et 1945 (1).

Dans son nouvel essai, Jean-Claude Michéa rappelle cette histoire ancienne pour souligner à quel point elle appartient à un passé révolu (2). Cet esprit libre ne masque pas sa nostalgie de la gauche disparue. Grand lecteur de Marx ou Engels, mais aussi d’Orwell, il propose une interprétation convaincante de l’immense révolution interne vécue par la gauche (et par l’ensemble des société « occidentales ») entre la fin des années 1960 et les années 1980. Cette révolution se caractérise par le ralliement universel de la gauche moderne au culte de la croissance, de la compétitivité, de la mondialisation et du libéralisme culturel, dont le mariage « pour tous », la dépénalisation de la cannabis et la « discrimination positive » sont quelques attributs. Ralliement qui s’accompagne de l’abandon de tout projet d’édification d’une société socialiste.

Comment expliquer un tel renversement en si peu de temps ? Dans un précédent ouvrage, Le Complexe d’Orphée (3), Michéa avait déjà offert la clef philosophique de ce ralliement. Aveuglé que l’on est par les apparences et les péripéties historiques, on ne s’est pas souvenu que les différentes gauches avaient les mêmes ancrages philosophiques que le capitalisme le plus sauvage. Tous communiaient dans la religion du Progrès issue des Lumières. Tous croyaient religieusement que le passé est détestable et que le lendemain sera toujours mieux qu’hier. Cette « représentation » imprimée dans l’inconscient de gauche signifie que la modernité incarnée par le capitalisme triomphant accomplit aujourd’hui le devenir historique. Impossible donc de refuser cette évidence au risque de paraître coupable d’un sinistre penchant « réactionnaire » au « repli sur soi », à la « peur de l’autre » ou à ces idées « nauséabondes » qui pourraient un jour nous ramener aux « heures les plus sombres de notre histoire ». J’emprunte ce vocabulaire ironique à Michéa lui-même. Mais, comme il le souligne, parlant du capitalisme, « jamais, dans l’histoire de l’humanité, un système social et politique n’avait – en un temps aussi court – changé à ce point la face entière du monde ». Rien n’est plus vrai. En France, depuis les années Mitterrand, l’ancienne gauche a bradé ses rêves socialistes pour épouser l’individualisme fondamental des Lumières qui est celui du libéralisme : les droits de l’homme et la société (y compris la famille) conçue comme un froid contrat révocable entre intérêts privés. Et ce qui est vrai pour la gauche vaut également pour la droite. Il y a longtemps que le clivage gauche-droite ne fait donc plus illusion qu’auprès d’électeurs bernés. Au terme de son essai, Michéa laisse entendre que l’on pourrait entrer dans une nouvelle époque marquée par des révoltes « populistes » échappant à ce clivage désuet.

 Dominique Venner

 Notes

  1. Les hommes de gauche qui, en France, cédèrent à l’aimantation du fascisme furent assez nombreux. Pour un tableau d’ensemble, on peut se reporter à mon Histoire de la Collaboration (Pygmalion, 2002).
  2. Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la Gauche, Climats, 2013, 133 p., 14 €.
  3. Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée, Climats, 2012. J’en avais rendu compte ici-même en novembre 2012