Boulevard des maréchaux

11 janvier 2010 | Édito, NRH

Boulevard des maréchaux

Edito de la Nouvelle Revue d’Histoire n°46, janvier-février 2010

Leur nom continue d’identifier les boulevards d’une capitale unique bien que défigurée : Berthier, Murat, Jourdan, Masséna, Soult, Brune, Bessières et les autres. Par son décret du 19 mai 1804, Napoléon avait créé quatorze premiers maréchaux d’empire, auxquels s’ajouteront ensuite une dizaine d’autres. Oui, leur nom subsiste encore sur le pourtour d’un Paris peu sensible à leur gloire.

Bonaparte n’avait pas chômé. La décision de rétablir le maréchalat suivit de vingt-quatre heures le sénatus-consulte qui lui donnait le titre d’empereur des Français.

Les titres de noblesse de l’Ancien Régime avaient été abolis en 1790. Dès son accession au trône, Napoléon voulut instituer une noblesse impériale, ce qu’il fit en plusieurs étapes, jusqu’au décret du 1er mars 1808 établissant une hiérarchie de titres héréditaires. En tant que distinction sociale, la noblesse était ainsi octroyée par l’Etat pour récompenser ses partisans. Bien entendu, un titre ne garantit jamais la noblesse du caractère ou de l’âme.

Napoléon s’efforçait visiblement de renouer avec la tradition monarchique, mais aussi avec une tradition beaucoup plus ancienne. En quelques années fulgurantes, imitant la Rome antique, la France était passée de la République à l’Empire. À la différence cependant de son modèle, elle était dépourvue du socle que constituait l’aristocratie sénatoriale des patres (1). Était-ce à cette carence que voulait répondre l’Empereur ? Le destin n’a pas ratifié son intention.

Il n’a pas été le successeur des empereurs romains, mais il fut le premier des césars modernes. Son pouvoir s’édifiait sur les décombres de la royauté, mais plus encore sur ceux de l’ancienne noblesse qui, depuis au moins deux siècles, s’était laissée peu à peu priver de sens, dépossédée de ses fonctions sociales et politiques par la voracité de la monarchie administrative. Cette monarchie ne supportait pas une noblesse libre et vigoureuse. Elle voulait des fonctionnaires dépendants et soumis. Elle en est morte, contrairement à l’Angleterre et à d’autres grandes monarchies européennes qui s’appuyaient toujours sur des noblesses actives à la veille encore de 1914.

Ensuite, sur le vide créé par la catastrophe de la Grande Guerre, les césars se sont multipliés. Mais, en dépit de diverses tentatives, nulle nouvelle noblesse n’a pu se constituer. On ne fonde pas une noblesse avec des fonctionnaires, même en uniforme. Spengler avait défini l’ancienne noblesse prussienne par deux propriétés morales en apparence peu conciliables : « être libre et servir ». Il était difficile de dire mieux en si peu de mots.

J’ai effleuré ce sujet dans un précédent éditorial (NRH 45). Il avait pour titre « De secrètes aristocraties ». Plusieurs lecteurs m’ont interrogé. Pourquoi « secrètes » ?

C’était une image. Et ce que suggèrent les images a souvent plus de portée que tous les raisonnements. Peut-être eut-il été plus exact de parler d’une aristocratie « implicite », mais c’eut été moins fort. Je voulais d’abord éviter toute confusion avec les rêveries de fausses chevaleries dont font usage des mystificateurs et leurs dupes. Je voulais écarter aussi les songes dont se régalent les romantismes politiques. Je voulais enfin suggérer qu’existe dès maintenant à titre individuel une élite invisible, étrangère aux distinctions de classes. Ce sont des hommes et des femmes qui, par souci d’excellence personnelle, s’imposent silencieusement des devoirs supérieurs. On les rencontre dans bien des milieux. Nul lien ne les associe et nul signe apparent ne les distingue aux yeux du commun.

Les Japonais disent que ce sont justement à des signes invisibles que l’on reconnaît d’emblée un « maître », c’est-à-dire celui ou celle qui atteint une certaine perfection dans son existence ou dans un « art » pas nécessairement martial. Fonder une aristocratie « secrète » fut, en son temps, l’un des buts du génial créateur du scoutisme. Il avait l’expérience de la très ancienne aristocratie britannique, toute malade qu’elle fût, l’expérience aussi d’une armée encore pénétrée par un esprit de noblesse remontant à l’Iliade. Son dessein reste actuel, à condition de le purger durement de tout « bon-garçonnisme ».

Dominique Venner

Notes

  1. Sur la permanence de l’aristocratie romaine et son rôle sous l’Empire, on peut se reporter à l’étude du professeur Yann Le Bohec, publié dans la NRH n° 43, p. 46.