Un samouraï d’Occident

8 janvier 2013 | Actualité, Édito, NRH

Un samouraï d’Occident

Edito de la Nouvelle Revue d’Histoire n°64 – janvier-février 2013

Exister c’est se vouer et se dévouer. Mais mourir, c’est parfois une autre façon d’exister. Exister face au destin. Voilà bien un paradoxe digne d’un samouraï d’Occident qu’illustre notre dossier consacré à « La fin des Habsbourg ». Paradoxe, mais vérité. Un exemple, celui de l’archiduc François-Ferdinand, assassiné à Sarajevo le 28 juin 1914. Si l’on en croit son récent biographe, Jean-Paul Bled, l’archiduc héritier n’avait pas toujours la sagesse politique de son oncle, l’empereur François-Joseph. Les conséquences de l’attentat de Sarajevo eurent de telles proportions géantes qu’il est impossible d’imaginer ce qui serait advenu de l’Europe et de l’empire des Habsbourg sans cet assassinat. Une seule certitude, le vieil empereur François-Joseph se serait éteint de toute façon le 21 novembre 1916, et François-Ferdinand lui aurait alors succédé. Avec quelles conséquences ? Nous l’ignorons. Quel souvenir aurait-il laissé ? Nouvelle inconnue. Un fait demeure. La mort dramatique de l’archiduc héritier a donné à son personnage une densité exceptionnelle que plus rien n’est venu modifier. C’est un paradoxe qu’aurait compris le Japon des samouraï autant que la haute Antiquité européenne toujours à redécouvrir.

Par la voix de leur poète fondateur, nos anciens âges avaient la conscience forte de ce qu’ajoute une mort dramatique à l’image du défunt. Ainsi parle Hélène : « Zeus nous a fait un dur destin afin que nous soyons chantés par les hommes à venir » (Iliade, VI, 357-358). Ainsi parle également Alcinoos, roi des Phéaciens, pour consoler Ulysse qui pleure ses camarades morts : « Si les dieux ont infligé la mort à tant d’hommes, c’est pour donner des chants aux gens de l’avenir » (Odyssée, VIII, 579-580). Donner des chants, autrement dit des poèmes, cela signifie transcender le malheur en œuvre d’art. Ce fut une constante de l’imaginaire européen pour qui les grands drames font les grandes sagas. Achille était d’une vitalité extrême, pourtant, il fit le choix d’une vie brève et glorieuse, plutôt que d’une existence longue et terne (Iliade, IX, 410-417). Le héros était d’ailleurs sans illusion sur ce qui survient après la mort : « La vie d’un homme ne se retrouve pas ; jamais plus elle ne se laisse saisir, du jour qu’elle est sortie de l’enclos des dents » (Iliade, 408-409). Plus tard, réduit à l’état d’ombre aux Enfers, il dira à Ulysse que l’éternité lui semble d’un ennui mortel. Opinion partagée par Ulysse lui-même. Dans l’Odyssée, le héros éponyme se voit proposer par la nymphe Calypso une vie éternelle et voluptueuse à ses côtés. Contre toute attente, il refuse, préférant son destin de mortel et choisissant de retrouver sa terre et son épouse Pénélope pour mourir à ses côtès (Odyssée, V, 215-220).

La mort n’est pas seulement le drame que l’on dit, sinon pour ceux qui pleurent sincèrement le disparu. Elle met fin aux maladies cruelles et interrompt le délabrement de la vieillesse, donnant leur place aux nouvelles générations. La mort peut se révéler aussi une libération à l’égard d’un sort devenu insupportable ou déshonorant. Elle peut même devenir un motif de fierté. Sous sa forme volontaire illustrée par les samouraï et les « vieux Romains », elle peut constituer la plus forte des protestations contre une indignité autant qu’une provocation à l’espérance. Certes, la mort de l’archiduc François-Ferdinand ne fut en rien volontaire. Mais tous les témoignages recueillis sur le drame de Sarajevo prouvent que, durant cette journée fatale, il regarda plusieurs fois la mort dans les yeux sans jamais ciller, comme un samouraï. Ainsi, de celui que l’on perçoit habituellement comme une victime, par la force de ma pensée différente, je fais un héros.

 Dominique Venner